A
tous Nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats,
Archevêques et Evêques du monde catholique, en grâce
et communion avec le Siège Apostolique.
Vénérables
Frères,
Salut et Bénédiction Apostolique.
Le Fils unique du Père éternel, après
avoir apparu sur la terre pour apporter au genre humain le salut ainsi
que la lumière de la divine sagesse, procura au monde un immense
et admirable bienfait quand, sur le point de remonter aux cieux, il enjoignit
aux Apôtres d'aller et d'enseigner toutes les nations (1), et laissa,
pour commune et suprême maîtresse de tous les peuples, l'Eglise
qu'il avait fondée. Car les hommes que la vérité
avait délivrés, la vérité devait les garder :
et les fruits des célestes doctrines, qui ont été
pour l'humanité des fruits de salut, n'eussent point été
durables, si le Christ Notre Seigneur n'avait constitué, pour instruire
les esprits dans la foi, un magistère perpétuel. Soutenue
par les promesses, imitant la charité de son divin Auteur, l'Eglise
a fidèlement accompli l'ordre reçu, ne perdant jamais de
vue, poursuivant de toute son énergie ce dessein : enseigner
la religion, combattre sans relâche l'erreur. C'est là que
tendent les labeurs et les veilles de l'Episcopat tout entier ; c'est
à ce but qu'aboutissent les lois et les décrets des conciles,
et c'est beaucoup plus encore l'objet de la sollicitude quotidienne des
Pontifes romains, lesquels, successeurs de la primauté du bienheureux
Pierre, le prince des Apôtres, ont le droit et le devoir d'enseigner
leurs frères et de les confirmer dans la foi.
Or,
ainsi que l'Apôtre nous en avertit, c'est par la philosophie et
les vaines subtilités (2) que l'esprit des fidèles du Christ
se laisse le plus souvent tromper, et que la pureté de la foi se
corrompt parmi les hommes. Voilà pourquoi les Pasteurs suprêmes
de l'Eglise ont toujours cru que leur charge les obligeait aussi à
contribuer de toutes leurs forces au progrès de la véritable
science et à pourvoir en même temps, avec une singulière
vigilance, à ce que l'enseignement de toutes les sciences humaines
fût donné partout selon les règles de la foi catholique,
mais surtout celui de la philosophie, car c'est d'elle que dépend
en grande partie la sage direction des sciences. Nous-même avions
déjà touché ce point, entre plusieurs autres, Vénérables
Frères, dans la première Lettre encyclique que Nous Vous
adressâmes ; mais, aujourd'hui, l'importance du sujet et les
circonstances Nous engagent à traiter de nouveau avec Vous de la
nature d'un enseignement philosophique, qui respecte en même temps
et les règles de la foi, et la dignité des sciences humaines.
Si
l'on fait attention à la malice du temps où nous vivons,
si l'on embrasse, par la pensée, l'état des choses tant
publiques que privées, on le découvrira sans peine :
la cause des maux qui nous accablent, comme de ceux qui nous menacent,
consiste en ce que des opinions erronées sur les choses divines
et humaines se sont peu à peu insinuées des écoles
des philosophes, d'où jadis elles sortirent, dans tous les rangs
de la société, et sont arrivées à se faire
accepter d'un très grand nombre d'esprits. Comme, en effet, il
est naturel à l'homme de prendre pour guide de ses actes sa propre
raison, il arrive que les défaillances de l'esprit entraînent
facilement celles de la volonté ; et c'est ainsi que la fausseté
des opinions, qui ont leur siège dans l'intelligence, influe sur
les actions humaines et les vicie. Au contraire, si l'intelligence est
saine et fermement appuyée sur des principes vrais et solides,
elle sera, pour la société comme pour les particuliers,
la source de grands avantages, d'innombrables bienfaits.
Sans
doute, nous n'accordons pas à la philosophie humaine assez de force
et d'autorité pour la juger capable, par elle seule, de repousser
ou de détruire absolument toutes les erreurs. De même, en
effet, que lors du premier établissement de la religion chrétienne,
ce fut l'admirable lumière de la foi, répandue non par les
paroles persuasives de l'humaine sagesse, mais par la manifestation de
l'esprit et de la force (3), qui reconstitua le monde dans sa dignité
première ; de même, dans les temps présents,
c'est, avant tout, de la vertu toute puissante et du secours de Dieu que
nous devons attendre le retour des esprits, arrachés enfin aux
ténèbres de l'erreur. Mais nous ne devons ni mépriser,
ni négliger les secours naturels mis à la portée
des hommes par un bienfait de la divine sagesse, laquelle dispose tout
avec force et suavité ; et, de tous ces secours, le plus puissant,
sans contredit, est l'usage bien réglé de la philosophie.
Ce n'est pas vainement que Dieu a fait luire dans l'esprit humain la lumière
de la raison ; et tant s'en faut que la lumière surajoutée
de la foi éteigne ou amortisse la vigueur de l'intelligence ;
au contraire, elle la perfectionne, et, en augmentant ses forces, la rend
propre à de plus hautes spéculations.
Il
est donc tout à fait dans l'ordre de la divine Providence que,
pour rappeler les peuples à la foi et au salut, on recherche aussi
le concours de la science humaine : procédé sage et
louable, dont les pères de l'Eglise les plus illustres ont fait
un usage fréquent, ainsi que l'attestent les monuments de l'antiquité.
Ces mêmes Pères, en effet, assignèrent communément
à la raison un rôle non moins actif qu'important, et saint
Augustin le résume tout entier en quatre mots, lorsqu'il attribue
à la science humaine ce par quoi la foi salutaire est engendrée,
nourrie, défendue, fortifiée (4).
Et
tout d'abord, la philosophie, entendue dans le vrai sens où l'ont
prise les sages, a la vertu de frayer et d'aplanir en quelque sorte le
chemin qui mène à la foi véritable, en disposant
convenablement l'esprit de ses disciples à accepter la révélation :
c'est pourquoi les anciens l'appelèrent sagement, tantôt
une institution préparatoire à la foi chrétienne
(5), tantôt le prélude et l'auxiliaire du christianisme (6),
tantôt le préparateur à la doctrine de l'Evangile
(7).
Et,
en effet, dans son extrême bonté, Dieu, dans l'ordre des
choses divines, nous a manifesté par la lumière de la foi,
non seulement ces vérités que l'intelligence humaine ne
peut atteindre par elle-même, mais encore beaucoup d'autres qui
ne sont pas absolument inaccessibles à la raison, afin que, confirmées
par l'autorité divine, elles puissent, sans aucun mélange
d'erreur, être connues de tous.
De
là vient que certaines vérités, proposées
d'ailleurs à notre croyance par l'enseignement divin, ou qui se
rattachent par des liens étroits à la doctrine de la foi,
ont été reconnues, convenablement démontrées
et défendues par les philosophes païens eux-mêmes, uniquement
éclairés de la raison naturelle : " Car les
choses invisibles de Dieu, comme dit l'Apôtre, depuis la création
du monde, comprises par le moyen des choses créées, se perçoivent,
et même son éternelle puissance et sa divinité (8)
et les nations qui n'ont pas la loi... montrent néanmoins l'uvre
de la loi écrite dans leurs curs (9). " Ces vérités,
reconnues même par les philosophes païens, il est de toute
opportunité de les faire tourner à l'avantage et à
l'utilité de la doctrine révélée, afin de
faire voir avec évidence comment l'humaine sagesse, elle aussi,
comment le témoignage même de nos adversaires déposent
en faveur de la foi chrétienne.
Cette
tactique n'est certainement point d'introduction récente, mais
elle est fort ancienne et d'un fréquent usage chez les Pères
de l'Eglise. Bien plus, ces vénérables témoins et
gardiens des traditions religieuses ont reconnu comme un modèle,
presque comme une figure de ce procédé, dans ce fait des
Hébreux, qui, près de sortir de l'Egypte, reçurent
l'ordre d'emporter avec eux les vases d'or et d'argent et les riches vêtements
des Egyptiens, afin que ces dépouilles, qui avaient servi jusque-là
à des rites ignominieux et à de vaines superstitions, fussent,
par un changement immédiat, consacrées à la religion
du vrai Dieu. Saint Grégoire de Néocésarée
fait un titre de gloire à Origène (10) de ce que, s'emparant
d'idées ingénieusement choisies parmi celles des païens,
comme des traits arrachés à l'ennemi, il les avait retournées
avec une singulière adresse à la défense de la sagesse
chrétienne et à la ruine de la superstition. Grégoire
de Nazianze (11) et Grégoire de Nysse (12) louent et approuvent
cette méthode de discussion dans saint Basile le Grand ; saint
Jérôme la loue grandement dans Quadratus, disciple des Apôtres,
dans Aristide, dans Justin, dans Irénée et dans un grand
nombre d'autres (13). " Ne voyons-nous pas, dit saint Augustin, avec
quelle charge d'or, d'argent et de vêtements précieux sortit
de l'Egypte Cyprien, docteur très suave, et bienheureux martyr ?
et Lactance, et Victorin, et Optat, et Hilaire ? et pour taire les
vivants, ces Grecs innombrables ? " (14) Or, si, avant
d'être fécondée par la vertu du Christ, la raison
naturelle a pu produire une si riche moisson, elle en produira certes
une bien plus abondante, à présent que la grâce du
Sauveur a restauré et augmenté les facultés natives
de l'esprit humain. - Et qui ne voit le chemin commode et facile que cette
méthode philosophique ouvre vers la foi ?
Toutefois,
l'utilité de ce même procédé philosophique
ne s'arrête pas à ces limites. Et, de fait, les oracles de
la divine sagesse adressent de graves reproches à la folie de ces
hommes qui, par les biens visibles n'ont pu comprendre Celui qui est,
et, à la vue des uvres, n'ont pu reconnaître l'ouvrier
(15). Ainsi, un premier fruit de la raison humaine, fruit grand et précieux
entre tous, c'est la démonstration qu'elle nous donne de l'existence
de Dieu : car, par la magnificence et la beauté de la créature,
le Créateur de ces choses pourra être vu d'une manière
intelligible (16).- La raison nous montre ensuite l'excellence singulière
de ce Dieu qui réunit toutes les perfections, principalement une
sagesse infinie, à laquelle rien ne peut échapper, et une
souveraine justice contre laquelle aucune disposition vicieuse ne peut
prévaloir ; elle nous fait comprendre ainsi que, non seulement
Dieu est véridique, mais qu'il est la vérité même,
ne pouvant ni se tromper ni tromper. D'où il ressort en toute évidence
que la raison humaine procure à la parole de Dieu la foi la plus
entière et la plus grande autorité. - Semblablement, la
raison nous déclare que, dès son origine, la doctrine évangélique
a brillé de signes merveilleux, arguments certains d'une vérité
certaine ; c'est pourquoi ceux qui ajoutent foi à l'Evangile,
ne le font point témérairement, comme s'ils s'attachaient
à des fables spécieuses (17), mais ils soumettent leur intelligence
et leur jugement à l'autorité divine par une obéissance
entièrement conforme à la raison. Enfin, ce qui n'est pas
moins précieux, la raison met en évidence comment l'Eglise,
instituée par Jésus-Christ, nous offre (ainsi que l'établit
le Concile du Vatican) " dans son admirable propagation, dans
son éminente sainteté et la fécondité intarissable
qu'elle révèle en tous lieux, dans l'unité catholique,
dans son inébranlable stabilité, un grand et perpétuel
motif de crédibilité et un témoignage irréfragable
de la divinité de sa mission (18). "
Ces
fondements étant ainsi très solidement posés, on
peut retirer encore de la philosophie des avantages sans nombre :
c'est d'elle que la théologie sacrée doit recevoir et revêtir
la nature, la forme et le caractère d'une vraie science. Il est,
en effet, de toute nécessité que, dans cette dernière
science, la plus noble de toutes, les parties nombreuses et variées
des célestes doctrines soient rassemblées comme en un seul
corps, de manière que, disposées avec ordre, chacune en
son lieu, et déduites des principes qui leur sont propres, elles
se trouvent fortement reliées entre elles ; il faut enfin
que toutes ces parties, dans l'ensemble et dans le détail, soient
confirmées par des preuves appropriées et inébranlables.
- On ne peut non plus taire ni dédaigner cette connaissance plus
exacte et plus riche des matières de nos croyances, et cette intelligence
un peu plus nette, autant qu'il se peut faire, des mystères eux-mêmes
de la foi. Saint Augustin et les autres Pères en ont fait le sujet
de leurs éloges et l'objet de leur application, et le Concile du
Vatican (19), à son tour, l'a déclarée très
avantageuse. Cette connaissance et cette intelligence, ceux-là
sans aucun doute les acquièrent plus abondamment et plus facilement,
qui, à l'intégrité des murs et au zèle
de la foi, joignent un esprit cultivé par les sciences philosophiques ;
et c'est, en effet, la pensée de ce même Concile du Vatican,
lorsqu'il enseigne que cette intelligence des dogmes sacrés doit
se puiser, " tant dans l'analogie des choses qui sont connues
naturellement, que dans le nud qui relie les mystères entre
eux et avec la fin dernière de l'homme (20)."
Il
appartient enfin aux sciences philosophiques de protéger religieusement
les vérités divinement révélées, et
de résister à l'audace de ceux qui les attaquent. C'est
là, certes, un beau titre d'honneur pour la philosophie, d'être
appelée le boulevard de la foi, et comme le ferme rempart de la
religion. " Il est vrai, " comme témoigne Clément
d'Alexandrie, " que la doctrine du Sauveur est parfaite par
elle-même et n'a besoin du secours de personne, puisqu'il est la
force et la sagesse de Dieu. La philosophie grecque, par son concours,
n'ajoute rien à la puissance de la vérité ;
mais comme elle brise les arguments opposés à cette vérité
par les sophistes, et qu'elle dissipe les embûches qui lui sont
tendues, elle a été appelée la haie et la palissade
dont la vigne est munie (21)." En effet, tandis que les ennemis du
nom catholique, dans leurs luttes contre la religion, prétendent
emprunter à la méthode philosophique la plupart des armes
dont ils se servent, c'est également dans l'arsenal de la philosophie
que les défenseurs des sciences divines demandent la plupart des
moyens de défendre les dogmes révélés. Et
il ne faut pas estimer que c'est un médiocre triomphe pour la foi
chrétienne, que les armes empruntées contre elle par ses
adversaires aux artifices de la raison humaine, cette même raison
humaine les repousse avec autant de force que de facilité.
Cette
sorte de joute religieuse fut employée par l'Apôtre des nations
lui-même, ainsi que le rappelle saint Jérôme dans son
épître à Magnus. Ce genre de combat fut familier à
l'Apôtre des nations : Le guide de l'armée chrétienne,
Paul, l'orateur invincible, défendant la cause du Christ, retourne
avec art en faveur de la foi une inscription rencontrée par hasard :
car il avait appris du vrai David à arracher le glaive aux mains
de l'ennemi, et à se servir du propre fer du très orgueilleux
Goliath pour lui trancher la tête (22).
L'Eglise
elle-même, non seulement conseille, mais ordonne aux Docteurs chrétiens
d'appeler à leur aide la philosophie.
Le
cinquième Concile de Latran, après avoir établi que
toute " assertion contraire à la vérité
de la foi surnaturelle est absolument fausse, attendu que le vrai ne peut
être contradictoire au vrai (23)," enjoint aux maîtres
en philosophie de s'appliquer avec soin à la réfutation
des arguments captieux ; " car, au témoignage de
saint Augustin, toute raison apportée contre l'autorité
des divines Ecritures ne peut, si spécieuse soit-elle, que tromper
par l'apparence du vrai ; car, pour vraie, elle ne peut l'être
(24)."
Mais,
pour que la philosophie se trouve en état de porter les fruits
précieux que nous venons de rappeler, il faut, à tout prix,
que jamais elle ne s'écarte du sentier suivi dans l'antiquité
par le vénérable cortège des saints Pères,
et que naguère le concile du Vatican approuvait solennellement
de son autorité. C'est-à-dire que, puisque le plus grand
nombre des vérités de l'ordre surnaturel, objet de notre
foi, surpassent de beaucoup les forces de toute intelligence, la raison
humaine, connaissant son infirmité, doit se garder de prétendre
plus haut qu'elle ne peut, ou de nier ces mêmes vérités,
ou de les mesurer à ses propres forces, ou de les interpréter
selon son caprice ; elle doit plutôt les recevoir d'une foi
humble et entière, et se tenir souverainement honorée d'être
admise à remplir auprès des célestes sciences les
fonctions de servante, et, par un bienfait de Dieu, de pouvoir les approcher
en quelque façon. - Au contraire, s'il s'agit de ces points de
doctrine que l'intelligence humaine peut saisir par ses forces naturelles,
il est juste, sur ces matières, de laisser à la philosophie
sa méthode, ses principes et ses arguments, pourvu toutefois, qu'elle
n'ait jamais l'audace de se soustraire à l'autorité divine.
Bien plus, ce que la révélation nous enseigne étant
certainement vrai, et ce qui est contraire à la foi étant
également contraire à la raison, le philosophe catholique
doit savoir qu'il violerait les droits de la raison, aussi bien que ceux
de la foi, s'il admettait une conclusion qu'il sût être contraire
à la doctrine révélée.
Il
en est, nous le savons, qui, exaltant outre mesure les puissances de la
nature humaine, prétendent que, par soumission à la divine
autorité, l'intelligence de l'homme déchoit de sa dignité
native, et, courbée sous le joug d'une sorte d'esclavage, se trouve
notablement retardée et embarrassée dans sa marche vers
le faîte de la vérité et de sa propre excellence.
- Mais ces assertions séduisantes sont pleines d'erreurs ;
elles ont pour dernier résultat de porter les hommes au comble
de la folie, et de les rendre coupables d'ingratitude, en leur faisant
rejeter des vérités plus sublimes, et repousser spontanément
le divin bienfait de la foi qui fut la source de tous les biens pour la
société civile elle-même. En effet, l'esprit humain,
circonscrit dans des limites déterminées et même assez
étroites, est exposé à de nombreuses erreurs et à
ignorer bien des choses. Au contraire, la foi chrétienne, appuyée
qu'elle est sur l'autorité de Dieu, est une maîtresse très
sûre de vérité : qui la suit, ne se laisse pas
enlacer dans les filets de l'erreur ni ballotter par les flots d'opinions
incertaines. Unir donc l'étude de la philosophie avec la soumission
à la foi chrétienne, c'est se montrer excellent philosophe ;
car la splendeur des vérités divines, en pénétrant
l'âme, vient en aide à l'intelligence elle-même, et,
loin de lui rien ôter de sa dignité, accroît considérablement
sa noblesse, sa pénétration, sa solidité.
En
appliquant la sagacité de l'esprit à réfuter les
opinions contraires à la foi et à prouver celles qui s'y
rattachent, on exerce sa raison avec autant de dignité que de profit ;
pour les premières, on découvre les causes de l'erreur,
et l'on discerne le défaut des arguments sur lesquels elles s'appuient ;
pour les autres, on possède les raisons qui les démontrent
solidement et sont, pour tout homme sage, des motifs efficaces de persuasion.
Cette application, cet art, cet exercice, augmentent les ressources de
l'esprit et en développent les facultés : qui le nierait,
prétendrait, ce qui est absurde, que discerner le vrai du faux
ne sert de rien pour le progrès de l'intelligence. C'est donc avec
raison que le Concile du Vatican célèbre en ces termes les
précieux avantages procurés à la raison par la foi :
" La foi délivre de l'erreur la raison et la prémunit
contre elle et la dote de connaissances variées (25)." Par
conséquent, l'homme, s'il est sage, ne doit pas accuser la foi
d'être l'ennemie de la raison et des vérités naturelles ;
mais il doit plutôt rendre à Dieu de dignes actions de grâces,
et se féliciter grandement de ce que, parmi tant de causes d'ignorance
et au milieu de cet océan d'erreurs, la très sainte lumière
de la foi brille à ses yeux, et, comme un astre bienfaisant, lui
montre, à l'abri de tout péril d'erreur, le port de la vérité.
Si
maintenant, Vénérables Frères, Vous parcourez l'histoire
de la philosophie, Vous y trouverez la démonstration de tout ce
que Nous venons de dire. En effet, parmi les philosophes anciens, qui
n'eurent pas le bienfait de la foi, ceux mêmes qui passaient pour
les plus sages tombèrent, en bien des points, dans de monstrueuses
erreurs. Vous n'ignorez pas combien, à travers quelques vérités,
ils enseignent de choses fausses et absurdes, combien plus d'incertaines
et de douteuses, touchant la nature de la divinité, l'origine première
des choses, le gouvernement du monde, la connaissance que Dieu a de l'avenir,
la cause et le principe des maux, la fin dernière de l'homme et
l'éternelle félicité, les vertus et les vices, et
d'autres points de doctrine, dont la connaissance vraie et certaine est
d'une nécessité absolue au genre humain.
Au
contraire, les premiers Pères et Docteurs de l'Église, comprenant
très bien que, dans les desseins de la volonté divine, le
Christ est le restaurateur de la science, puisqu'il est la force et la
sagesse de Dieu (26) et qu'en lui sont cachés tous les trésors
de sagesse et de science (27), entreprirent de fouiller les livres des
anciens philosophes, et de comparer leurs sentiments avec les doctrines
révélées ; par un choix intelligent, ils adoptèrent
ce qui leur parut chez eux conforme à la vérité et
à la sagesse, et, quant au reste, ils rejetèrent ce qu'ils
ne pouvaient corriger. Car, de même que Dieu, dans son admirable
Providence, suscita pour la défense de l'Eglise, contre la cruauté
des tyrans, des martyrs héroïques et noblement prodigues de
leur vie, ainsi, aux sophistes et aux hérétiques, il opposa
des hommes d'une profonde sagesse qui eussent soin de défendre,
même par le secours de la raison humaine, le trésor des vérités
révélées. Dès le berceau de l'Eglise, la doctrine
catholique rencontra des adversaires très acharnés, qui,
tournant en dérision les dogmes et les principes des chrétiens,
affirmaient qu'il y avait plusieurs dieux, que le monde matériel
n'a ni commencement ni cause, que le cours des choses n'est pas régi
par le conseil de la divine Providence, mais qu'il est mû par on
ne sait quelle force aveugle et par une fatale nécessité.
Contre ces fauteurs de doctrines insensées s'élevèrent
à propos des hommes savants, connus sous le nom d'apologistes,
lesquels, guidés par la foi, prouvèrent, au moyen d'arguments
empruntés au besoin à la sagesse humaine, qu'on ne doit
adorer qu'un Dieu, doué, au plus haut point, de tous les genres
de perfection, que toutes choses sont sorties du néant par sa toute-puissance,
qu'elles subsistent par sa sagesse et par elle sont mues et dirigées
chacune vers sa fin propre.
Au
premier rang de ces apologistes, nous rencontrons le martyr saint Justin.
Après avoir parcouru, comme pour les éprouver, les plus
célèbres d'entre les écoles grecques, après
s'être convaincu qu'on ne pouvait puiser la vérité
tout entière que dans les doctrines révélées,
Justin s'attacha à ces dernières de toute l'ardeur de son
âme, les justifia des calomnies dont on les chargeait, les défendit
auprès des empereurs romains avec autant de vigueur que d'abondance,
et montra l'accord qui souvent existait entre elles et les idées
des philosophes païens.
A
la même époque, Quadratus et Aristide, Hermias et Athénagore
suivirent avec succès la même voie.- Cette cause suscita
un défenseur non moins illustre dans la personne de l'invincible
martyr Irénée, pontife de l'Eglise de Lyon ; en réfutant
vaillamment les opinions perverses apportées de l'Orient par les
gnostiques et disséminées sur toute l'étendue de
l'empire, il expliqua, par la même occasion, comme le dit saint
Jérôme, les origines de toutes les hérésies,
et découvrit dans les écrits des philosophes les sources
d'où elles émanaient.
Tout
le monde connaît les controverses soutenues par Clément d'Alexandrie,
au sujet desquelles saint Jérôme s'écrie avec admiration :
Que peut-on y trouver de faible ? Qu'y a-t-il qui ne sorte du cur
même de la philosophie ? (28) Clément écrivit
sur une incroyable variété de sujets, des choses très
utiles, soit pour l'histoire de la philosophie, soit pour l'art et l'exercice
de la dialectique, soit pour établir la concorde entre la foi et
la raison.- Après lui vient Origène. Cet illustre maître
de l'Ecole d'Alexandrie, très instruit dans les doctrines des Grecs
et des Orientaux, publia des livres, aussi nombreux que savants, d'une
merveilleuse utilité pour l'interprétation des divines Écritures
et l'explication des dogmes sacrés ; bien que ces ouvrages,
tels du moins qu'ils nous sont restés, ne soient point tout à
fait exempts d'erreurs, ils renferment néanmoins un grand nombre
de pensées qui ajoutent au trésor et augmentent la force
des vérités naturelles. Aux hérétiques, Tertullien
oppose l'autorité des Saintes Lettres ; avec les philosophes,
il change d'armure, et leur oppose la philosophie ; ces derniers,
il les réfute avec tant d'habileté et d'érudition,
qu'il ne craint point de leur jeter à la face ce défi :
En fait de science comme en fait de discipline, quoi que vous en pensiez,
vous n'êtes pas mes pairs (29).
Arnobe,
dans ses livres contre les Gentils, et Lactance, principalement dans ses
Institutions divines, emploient l'un et l'autre au service de leur zèle
une égale éloquence et une vigueur égale, pour inculquer
aux hommes les dogmes et les préceptes de la sagesse catholique ;
toutefois, loin de bouleverser la philosophie, comme le font les académiciens
(30), ils se servent pour convaincre, tantôt des armes qui leur
sont propres, tantôt de celles que leur livrent les querelles intestines
des philosophes (31). Les écrits que le grand Athanase, et Chrysostome,
le prince des orateurs, nous ont laissés sur l'âme humaine,
les divins attributs et d'autres questions de souveraine importance, sont,
au jugement de tous, d'une telle perfection qu'il semble impossible de
rien désirer de plus riche et de plus profond. Sans vouloir prolonger
outre mesure cette série de noms, nous ajouterons cependant aux
grands hommes que nous avons nommés Basile le Grand ainsi que les
deux Grégoire. Ils sortaient d'Athènes, ce domicile de tous
les arts, où ils s'étaient pourvus abondamment de toutes
les ressources de la philosophie ; et ces trésors de science,
que chacun d'eux avait conquis avec une ardeur si vive, ils les firent
servir à la réfutation des hérétiques et à
l'enseignement des chrétiens.
Mais
la palme semble appartenir entre tous à saint Augustin, ce puissant
génie qui, pénétré à fond de toutes
les sciences divines et humaines, armé d'une foi souveraine, d'une
doctrine non moins grande, combattit sans défaillance toutes les
erreurs de son temps. Quel point de la philosophie n'a-t-il pas touché,
n'a-t-il pas approfondi, soit qu'il découvrit aux fidèles
les plus hauts mystères de la foi, tout en les défendant
contre les assauts furieux de ses adversaires ; soit que, réduisant
à néant les fictions des Académiciens et des Manichéens,
il assit et assurât les fondements de la science humaine, ou recherchât
la raison, l'origine et la cause des maux sous le poids desquels l'humanité
gémit ? Avec quelle élévation, quelle profondeur,
n'a-t-il pas traité des anges, de l'âme, de l'esprit humain,
de la volonté et du libre arbitre, de la religion et de la vie
bienheureuse, du temps et de l'éternité, et jusque de la
nature des corps, sujets aux changements ! Plus tard, en Orient,
Jean Damascène, sur les traces de Grégoire de Nazianze,
en Occident, Boëce et Anselme, suivant les doctrines d'Augustin,
enrichissent à leur tour le patrimoine de la philosophie.
Ensuite,
les Docteurs du moyen âge, connus sous le nom de scolastiques, viennent
entreprendre une uvre colossale : ils recueillent avec soin
les riches et abondantes moissons de doctrine, répandues çà
et là dans les uvres innombrables des Pères, et en
font comme un seul trésor, pour l'usage et la commodité
des générations futures.
Et
ici, Vénérables Frères, Nous aimons à emprunter
les paroles par lesquelles Sixte V, Notre prédécesseur,
homme de profonde sagesse, développe l'origine, le caractère
et l'excellence de la doctrine scolastique : " Par la divine
magnificence de Celui qui, seul, donne l'esprit de sagesse et qui, dans
le cours des âges et selon les besoins, ne cesse d'enrichir son
Eglise de nouveaux bienfaits et de la munir de défenses nouvelles,
nos ancêtres, hommes de science profonde, inventèrent la
théologie scolastique. Mais ce sont surtout deux glorieux docteurs,
l'angélique saint Thomas et le séraphique saint Bonaventure,
tous deux professeurs illustres en cette faculté... qui, par leur
talent incomparable, leur zèle assidu, leurs grands travaux et
leurs veilles, cultivèrent cette science, l'enrichirent et la léguèrent
à l'avenir, disposée dans un ordre parfait, largement et
admirablement développée. Et certes, la connaissance et
l'habitude d'une science aussi salutaire, qui découle de la source
très féconde des Saintes Ecritures, des Souverains Pontifes,
des saints Pères et des Conciles, a pu, en tous temps, être
d'un très grand secours à l'Eglise, soit pour la saine intelligence
et la véritable interprétation des Ecritures, soit pour
lire et expliquer les Pères plus sûrement et plus utilement,
soit pour démasquer et réfuter les diverses erreurs et les
hérésies ; mais, en ces derniers jours, qui nous ont
amené ces temps critiques prédits par l'Apôtre et
dans lesquels des hommes blasphémateurs, orgueilleux, séducteurs,
progressent dans le mal, errant eux-mêmes et induisant en erreur
les autres à coup sûr, pour confirmer les dogmes de la foi
catholique et réfuter les hérésies, la science dont
nous parlons est plus que jamais nécessaire. (32) "
Cet
éloge, bien qu'il ne paraisse comprendre que la théologie
scolastique, s'applique cependant, comme on le voit, à la philosophie
elle-même. En effet, les qualités éminentes qui rendent
la théologie scolastique si formidable aux ennemis de la vérité,
à savoir, ainsi que l'ajoute le même Pontife, " cette
cohésion étroite et parfaite des effets et des causes, cette
symétrie et cet ordre semblables à ceux d'une armée
en bataille, ces définitions et distinctions lumineuses, cette
solidité d'argumentation et cette subtilité de controverse,
par lesquelles la lumière est séparée des ténèbres,
le vrai distingué du faux, et les mensonges de l'hérésie,
dépouillées du prestige et des fictions qui les enveloppent,
sont découvertes et mises à nu (33) " ; toutes
ces brillantes et admirable qualités, disons-nous, sont dues uniquement
au bon usage de la philosophie, que les docteurs scolastiques avaient
pris généralement le soin et la sage coutume d'adopter,
même dans les controverses théologiques. En outre, comme
le caractère propre et distinctif des théologies scolastiques
est d'unir entre elles, par le nud le plus étroit, la science
divine et la science humaine, la théologie, dans laquelle ils excellèrent,
n'aurait certainement pu acquérir autant d'honneur et d'estime
dans l'opinion des hommes, si ses docteurs n'eussent employé qu'une
philosophie incomplète, tronquée ou superficielle.
Mais
entre tous les docteurs scolastiques, brille, d'un éclat sans pareil
leur prince et maître à tous, Thomas d'Aquin, lequel, ainsi
que le remarque Cajetan, pour avoir profondément vénéré
les Saints Docteurs qui l'ont précédé, a hérité
en quelque sorte de l'intelligence de tous (33). Thomas recueillit leurs
doctrines, comme les membres dispersés d'un même corps ;
il les réunit, les classa dans un ordre admirable, et les enrichit
tellement, qu'on le considère lui-même, à juste titre,
comme le défenseur spécial et l'honneur de l'Eglise. - D'un
esprit ouvert et pénétrant, d'une mémoire facile
et sûre, d'une intégrité parfaite de murs, n'ayant
d'autre amour que celui de la vérité, très riche
de science tant divine qu'humaine, justement comparé au soleil,
il réchauffa la terre par le rayonnement de ses vertus, et la remplit
de la splendeur de sa doctrine. Il n'est aucune partie de la philosophie
qu'il n'ait traitée avec autant de pénétration que
de solidité : les lois du raisonnement, Dieu et les substances
incorporelles, l'homme et les autres créatures sensibles, les actes
humains et leurs principes, font tour à tour l'objet des thèses
qu'il soutient, dans lesquelles rien ne manque, ni l'abondante moisson
des recherches, ni l'harmonieuse ordonnance des parties, ni une excellente
manière de procéder, ni la solidité des principes
ou la force des arguments, ni la clarté du style ou la propriété
de l'expression, ni la profondeur et la souplesse avec lesquelles il résout
les points les plus obscurs.
Ajoutons
à cela que l'angélique docteur a considéré
les conclusions philosophiques dans les raisons et les principes mêmes
des choses : or, l'étendue de ces prémisses, et les
vérités innombrables qu'elles contiennent en germe, fournissent
aux maîtres des âges postérieurs une ample matière
à des développements utiles, qui se produiront en temps
opportun. En employant, comme il le fait, ce même procédé
dans la réfutation des erreurs, le grand docteur est arrivé
à ce double résultat, de repousser à lui seul toutes
les erreurs des temps antérieurs, et de fournir des armes invincibles
pour dissiper celles qui ne manqueront pas de surgir dans l'avenir.- De
plus, en même temps qu'il distingue parfaitement, ainsi qu'il convient,
la raison d'avec la foi, il les unit toutes deux par les liens d'une mutuelle
amitié : il conserve ainsi à chacune ses droits, il
sauvegarde sa dignité, de telle sorte que la raison, portée
sur les ailes de saint Thomas, jusqu'au faîte de l'intelligence
humaine, ne peut guère monter plus haut, et que la foi peut à
peine espérer de la raison des secours plus nombreux ou plus puissants
que ceux que saint Thomas lui a fournis.
C'est
pourquoi, surtout dans les siècles précédents, des
hommes du plus grand renom en théologie comme en philosophie, après
avoir recherché avec une incroyable avidité les uvres
immortelles du grand docteur, se sont livrés tout entier, Nous
ne dirons pas à cultiver son angélique sagesse, mais à
s'en pénétrer et à s'en nourrir.
On
sait que presque tous les fondateurs et législateurs des Ordres
religieux ont ordonné à leurs frères d'étudier
la doctrine de saint Thomas et de s'y attacher religieusement, et qu'ils
ont pourvu d'avance à ce qu'il ne fût permis à aucun
d'eux de s'écarter impunément, pas même sur le moindre
point, des vestiges d'un si grand homme : sans parler de la famille
dominicaine, qui revendique cet illustre maître comme une gloire
lui appartenant, les Bénédictins, les Carmes, les Augustins,
la Société de Jésus et plusieurs autres Ordres religieux
sont soumis à cette loi, ainsi qu'en témoignent leurs statuts
respectifs.
Et,
ici, c'est avec un extrême plaisir que l'esprit se reporte à
ces écoles et ces académies célèbres et jadis
si florissantes de Paris, de Salamanque, d'Alsace, de Douai, de Toulouse,
de Louvain, de Padoue, de Bologne, de Naples, de Coïmbre, et d'autres
en grand nombre. Personne ne l'ignore : la gloire de ces académies
crût, en quelque sorte, avec le temps, et les consultations qu'on
leur demandait, dans les affaires les plus importantes, jouirent partout
d'une grande autorité. Or, on sait aussi que, dans ces nobles asiles
de la sagesse humaine, saint Thomas régnait en prince, comme dans
son propre empire, et que tous les esprits, tant des maîtres que
des auditeurs, se reposaient uniquement, et dans une admirable concorde,
sur l'enseignement et l'autorité du docteur angélique.
Il
y a plus encore : les Pontifes romains, nos prédécesseurs,
ont honoré la sagesse de Thomas d'Aquin de remarquables éloges
et des plus glorieux suffrages.
Clément
VI, Nicolas V, Benoît XIII, d'autres encore témoignent de
l'éclat que son admirable doctrine donne à l'Église
universelle. Saint Pie V reconnaît que cette même doctrine
confond, terrasse et dissipe les hérésies, et que chaque
jour elle délivre le monde entier de funestes erreurs ; d'autres,
avec Clément XII, affirment que des biens abondants ont découlé
de ses écrits sur l'Eglise universelle, et qu'on lui doit à
lui-même les honneurs et le culte que l'Eglise rend à ses
plus grands docteurs, Grégoire, Ambroise, Augustin et Jérôme ;
d'autres enfin ne crurent pas trop faire en proposant saint Thomas aux
académies et aux grandes écoles, comme un modèle
et un maître qu'elles pouvaient suivre sans crainte d'erreur. Et,
à ce propos, les paroles du bienheureux Urbain V à l'académie
de Toulouse méritent d'être rappelées ici : " Nous
voulons et, par la teneur des présentes, Nous vous enjoignons de
suivre la doctrine du bienheureux Thomas, comme étant véridique
et catholique, et de vous appliquer de toutes vos forces à la développer
(34)." A l'exemple d'Urbain V, Innocent XII impose les mêmes
prescriptions à l'université de Louvain, et Benoît
XIV au collège dionysien de Grenade. Pour couronner ces jugements
portés par les Pontifes suprêmes sur saint Thomas d'Aquin,
Nous ajoutons ce témoignage d'Innocent VI : " La
doctrine de saint Thomas a, plus que toutes les autres, le droit canon
excepté, l'avantage de la propriété des termes, de
la mesure dans l'expression, de la vérité des propositions,
de telle sorte que ceux qui la possèdent ne sont jamais surpris
hors du sentier de la vérité, et que quiconque l'a combattue
a toujours été suspect d'erreur (35)."
A
leur tour, les conciles cuméniques dans lesquels brille la
fleur de la sagesse cueillie de toute la terre, se sont appliqués
en tout temps à rendre à Thomas d'Aquin un hommage particulier.
Dans les conciles de Lyon, de Vienne, de Florence, du Vatican, on eût
cru voir saint Thomas prendre part, présider même, en quelque
sorte, aux décrets des Pères, et combattre, avec une vigueur
indomptable et avec le plus heureux succès, les erreurs des Grecs,
des hérétiques et des rationalistes. Mais le plus grand
honneur rendu à saint Thomas, réservé à lui
seul, et qu'il ne partagea avec aucun des docteurs catholiques, lui vint
des Pères du concile de Trente : ils voulurent qu'au milieu
de la sainte assemblée, avec le livre des divines Écritures
et des décrets des Pontifes suprêmes, sur l'autel même,
la Somme de Thomas d'Aquin fût déposée ouverte,
pour qu'on pût y puiser des conseils, des raisons, des oracles.
Enfin,
une dernière palme semble avoir été réservée
à cet homme incomparable : il a su arracher aux ennemis eux-mêmes
du nom catholique le tribut de leurs hommages, de leurs éloges,
de leur admiration. On le sait, en effet : par les chefs des partis
hérétiques, on en a vu déclarer hautement, qu'une
fois la doctrine de saint Thomas d'Aquin supprimée, ils se faisaient
forts d'engager une lutte victorieuse avec tous les docteurs catholiques,
et d'anéantir l'Eglise (36).- Vaine espérance, sans doute,
mais le témoignage n'est point vain.
Pour
ces faits et ces motifs, Vénérables Frères, toutes
les fois que Nous considérons la bonté, la force et les
remarquables avantages de cet enseignement philosophique, tant aimé
de Nos Pères, Nous jugeons que ç'a été une
témérité de n'avoir continué, ni en tous temps,
ni en tous lieux, à lui rendre l'honneur qu'il mérite :
d'autant plus que la philosophie scolastique a en sa faveur et un long
usage, et l'approbation d'hommes éminents, et, ce qui est capital,
le suffrage de l'Eglise. A la place de la doctrine ancienne, un nouveau
genre de la philosophie s'est introduit çà et là,
et n'a point porté les fruits désirables et salutaires que
l'Eglise et la société civile elle-même eussent souhaités.
Sous l'impulsion des novateurs du XVIe siècle, on se
prit à philosopher sans aucun égard pour la foi et l'on
s'accorda mutuellement pleine licence de laisser aller sa pensée
selon son caprice et son génie. Il en résulta tout naturellement
que les systèmes de philosophie se multiplièrent outre mesure,
et que des opinions diverses, contradictoires, se firent jour, même
sur les objets les plus importants des connaissances humaines. De la multitude
des opinions on arriva facilement aux hésitations et au doute :
or, du doute à l'erreur, qui ne le voit ? la chute est facile.
Les
hommes se laissant volontiers entraîner par l'exemple, cette passion
de la nouveauté parut avoir envahi, en certains pays, l'esprit
des philosophes. Dédaignant le patrimoine de la sagesse antique,
ils aimèrent mieux édifier à neuf qu'accroître
et perfectionner le vieil édifice, projet certes peu prudent, et
qui ne s'exécuta qu'au grand détriment des sciences. En
effet, ces systèmes multiples, appuyés uniquement sur l'autorité
et le jugement de chaque maître particulier, n'ont qu'une base mobile,
et, par conséquent, au lieu d'une science sûre, stable et
robuste, comme était l'ancienne, ne peuvent produire qu'une philosophie
branlante et sans consistance. Si donc il arrive parfois à cette
philosophie de se trouver à peine en force pour résister
aux assauts de l'ennemi, elle ne doit s'imputer qu'à elle-même
la cause et la faute de sa faiblesse.
En
disant cela, Nous n'entendons certes pas improuver ces savants ingénieux
qui emploient à la culture de la philosophie leur talent, leur
érudition, ainsi que les richesses des inventions nouvelles. Nous
le comprenons parfaitement : tous ces éléments concourent
au progrès de la science. Mais il faut se garder, avec le plus
grand soin, de faire de ce talent et de cette érudition le seul
ou même le principal objet de son application. On doit en juger
de même pour la théologie : il est bon de lui apporter
le secours et la lumière d'une érudition variée ;
mais est-il absolument nécessaire de la traiter à la manière
grave des scolastiques, afin que, grâce aux forces réunies
de la révélation et de la raison, elle ne cesse d'être
le boulevard inexpugnable de la foi (37) ?
C'est
donc par une heureuse inspiration que des amis, en certain nombre, des
sciences philosophiques, désirant, dans ces dernières années,
en entreprendre la restauration d'une manière efficace, se sont
appliqués et s'appliquent encore à remettre en vigueur l'admirable
doctrine de saint Thomas d'Aquin, et à rendre à cet enseignement
son ancien lustre. Animés d'un même esprit, plusieurs membres
de Votre Ordre, Vénérables Frères, sont entrés
avec ardeur dans la même voie. Cela a causé à Notre
âme la plus grande joie. Nous les en louons vivement et Nous les
exhortons à persévérer dans cette noble entreprise ;
quant aux autres, Nous les avertissons tous que rien ne Nous est plus
à cur, et que Nous ne souhaitons rien tant que les voir fournir
largement et copieusement à la jeunesse studieuse les eaux très
pures de la sagesse, telles que le docteur angélique les répand
en flots pressés et intarissables.
Plusieurs
motifs provoquent en Nous cet ardent désir : En premier lieu,
comme à notre époque la foi chrétienne est journellement
en butte aux manuvres et aux ruses d'une certaine fausse sagesse,
il faut que tous les jeunes gens, ceux particulièrement dont l'éducation
est l'espoir de l'Eglise, soient nourris d'une doctrine substantielle
et forte, afin que, pleins de vigueur et revêtus d'une armure complète,
ils s'habituent de bonne heure à défendre la religion avec
vaillance et sagesse, prêts, selon l'avertissement de l'Apôtre,
à rendre raison à quiconque le demande, de l'espérance
qui est en nous (38) ; ainsi qu'à exhorter, dans une doctrine
saine, et à convaincre ceux qui y contredisent (39). Ensuite, un
grand nombre de ceux qui, éloignés de la foi, haïssent
les principes catholiques, prétendent ne connaître d'autre
maître et d'autre guide que la raison.
Pour
les guérir et les ramener à la grâce en même
temps qu'à la foi catholique, après le secours surnaturel
de Dieu, Nous ne voyons rien de plus opportun que la forte doctrine des
Pères et des scolastiques, lesquels, ainsi que Nous l'avons dit,
mettent sous les yeux les fondements inébranlables de la foi, sa
divine origine, sa vérité certaine, ses motifs de persuasion,
les bienfaits qu'elle procure au genre humain, son parfait accord avec
la raison, et tout cela, avec plus de force et d'évidence qu'il
n'en faut pour fléchir les esprits les plus rebelles et les plus
obstinés.
L'immense
péril dans lequel la contagion des fausses opinions a jeté
la famille et la société civile est pour nous tous évident.
Certes, l'une et l'autre jouiraient d'une paix plus parfaite et d'une
sécurité plus grande si, dans les académies et les
écoles, on donnait une doctrine plus saine et plus conforme à
l'enseignement de l'Eglise, une doctrine telle qu'on la trouve dans les
uvres de Thomas d'Aquin. Ce que saint Thomas nous enseigne sur la
vraie nature de la liberté, qui de nos temps, dégénère
en licence, sur la divine origine de toute autorité, sur les lois
et leur puissance, sur le gouvernement paternel et juste des souverains,
sur l'obéissance due aux puissances plus élevées,
sur la charité mutuelle qui doit régner entre tous les hommes ;
ce qu'il nous dit sur ces sujets et autres du même genre, a une
force immense, invincible, pour renverser tous ces principes du droit
nouveau, pleins de dangers, on le sait, pour le bon ordre et le salut
public. Enfin, toutes les sciences humaines ont droit à espérer
un progrès réel et doivent se promettre un secours efficace
de la restauration, que Nous venons de proposer, des sciences philosophiques.
En effet, les beaux-arts demandent à la philosophie, comme à
la science modératrice, leurs règles et leur méthode,
et puisent chez elle, comme à une source commune de vie, l'esprit
qui les anime. Les faits et l'expérience constante nous le font
voir : les arts libéraux ont été surtout florissants
lorsque la philosophie conservait sa gloire et sa sagesse ; au contraire,
ils ont langui, négligés et presque oubliés, quand
la philosophie a baissé et s'est embarrassée d'erreurs ou
d'inepties.
Aussi,
les sciences physiques elles-mêmes, si appréciées
à cette heure, et qui, illustrées de tant de découvertes,
provoquent de toute part une admiration sans bornes, ces sciences, loin
d'y perdre, gagneraient singulièrement à une restauration
de l'ancienne philosophie. Ce n'est point assez pour féconder leur
étude et assurer leur avancement, que de se borner à l'observation
des faits et à la contemplation de la nature ; mais les faits
constatés, il faut s'élever plus haut, et s'appliquer avec
soin à reconnaître la nature des choses corporelles et à
rechercher les lois auxquelles elles obéissent, ainsi que les principes
d'où elles découlent et l'ordre qu'elles ont entre elles,
et l'unité dans leur variété, et leur mutuelle affinité
dans la diversité. On ne peut s'imaginer combien la philosophie
scolastique, sagement enseignée, apporterait à ces recherches
de force, de lumière et de secours.
A
ce propos, il importe de prémunir les esprits contre la souveraine
injustice que l'on fait à cette philosophie, en l'accusant de mettre
obstacle au progrès et au développement des sciences naturelles.
Comme les scolastiques, suivant en cela les sentiments des saints Pères,
enseignent à chaque pas, dans l'anthropologie, que l'intelligence
ne peut s'élever que par les choses sensibles à la connaissance
des êtres incorporels et immatériels, ils ont compris d'eux-mêmes
l'utilité pour le philosophe de sonder attentivement les secrets
de la nature, et d'employer un long temps à l'étude assidue
des choses physiques. C'est, en effet, ce qu'ils firent.
Saint
Thomas, le bienheureux Albert le Grand, et d'autres princes de la scolastique,
ne s'absorbèrent pas tellement dans la contemplation de la philosophie,
qu'ils n'aient aussi apporté un grand soin à la connaissance
des choses naturelles ; bien plus, dans cet ordre de connaissances,
il est plus d'une de leurs affirmations, plus d'un de leurs principes,
que les maîtres actuels approuvent, et dont ils reconnaissent la
justesse. En outre, à notre époque même, plusieurs
illustres maîtres des sciences physiques attestent publiquement
et ouvertement que, entre les conclusions admises et certaines de la physique
moderne et les principes philosophiques de l'école, il n'existe
en réalité aucune contradiction.
Nous
donc, tout en proclamant qu'il faut recevoir de bonne grâce et avec
reconnaissance toute pensée sage, toute invention heureuse, toute
découverte utile, de quelque part qu'elles viennent, Nous Vous
exhortons, Vénérables Frères, de la manière
la plus pressante, et cela pour la défense et l'honneur de la foi
catholique, pour le bien de la société, pour l'avancement
de toutes les sciences, à remettre en vigueur et à propager
le plus possible la précieuse doctrine de saint Thomas. Nous disons
la doctrine de saint Thomas, car s'il se rencontre dans les docteurs scolastiques
quelque question trop subtile, quelque affirmation inconsidérée,
ou quelque chose qui ne s'accorde pas avec les doctrines éprouvées
des âges postérieurs, qui soit dénué, en un
mot, de toute valeur, Nous n'entendons nullement le proposer à
l'imitation de notre siècle. Du reste, que des maîtres, désignés
par Votre choix éclairé, s'appliquent à faire pénétrer
dans l'esprit de leurs disciples la doctrine de saint Thomas d'Aquin,
et qu'ils aient soin de faire ressortir combien celle-ci l'emporte sur
toutes les autres en solidité et en excellence. Que les académies,
que Vous avez instituées ou que Vous instituerez par la suite,
expliquent cette doctrine, la défendent et l'emploient pour la
réfutation des erreurs dominantes. Mais, pour éviter qu'on
ne boive une eau supposée pour la véritable, une eau bourbeuse
pour celle qui est pure, veillez à ce que la sagesse de saint Thomas
soit puisée à ses propres sources, ou du moins à
ces ruisseaux qui, sortis de la source même, coulent encore purs
et limpides, au témoignage assuré et unanime des docteurs :
de ceux, au contraire, qu'on prétend dérivés de la
source, mais qui, en réalité, se sont gonflés d'eaux
étrangères et insalubres, écartez-en avec soin l'esprit
des adolescents.
Mais,
Nous le savons, tous Nos efforts seront vains, si Notre commune entreprise,
Vénérables Frères, n'est secondée par Celui
qui s'appelle le Dieu des sciences dans les divines Ecritures (40), lesquelles
Nous avertissent également que " tout bien excellent
et tout don parfait vient d'en haut, descendant du Père des lumières
(41)." Et encore : " Si quelqu'un a besoin de la sagesse,
qu'il la demande à Dieu, lequel donne à tous avec abondance
et ne reproche pas ses dons, et elle lui sera donnée (42)."
En cela aussi, suivons l'exemple du docteur angélique, qui ne s'adonnait
jamais à l'étude ou à la composition avant de s'être,
par la prière, rendu Dieu propice, et qui avouait avec candeur
que tout ce qu'il savait, il le devait moins à son étude
et à son propre travail qu'à l'illumination divine.
Adressons
donc au Seigneur d'humbles et unanimes prières, afin qu'il répande
sur les fils de son Eglise l'esprit de science et d'intelligence, et qu'il
ouvre leur raison à la lumière de la sagesse. Et, pour obtenir
en plus grande abondance les fruits de la divine bonté, faites
intervenir auprès de Dieu le très puissant secours de la
Bienheureuse Vierge Marie, qui est appelée le Siège de la
sagesse; recourez en même temps à l'intercession de saint
Joseph, le très pur époux de la Vierge, ainsi qu'à
celle des grands apôtres Pierre et Paul, qui renouvelèrent
par la vérité la terre infectée de la contagion de
l'erreur, et la remplirent des splendeurs de la céleste sagesse.
Enfin,
soutenu par l'espoir du secours divin et confiant en Votre zèle
pastoral, Nous Vous donnons à tous, Vénérables Frères,
du fond de Notre cur, ainsi qu'à Votre clergé et au
peuple commis à la sollicitude de chacun de Vous, la bénédiction
apostolique, comme un gage des dons célestes et en témoignage
de Notre particulière bienveillance.
Donné
à Rome, près Saint-Pierre, le 4e jour d'août
de l'an 1879, de Notre Pontificat l'an II.
NOTES
(1)
Matth. XXVIII, 19.
(2) Coloss., II, 8.
(3) I Cor. II, 4.
(4) De Trinit. lib. XIV. c. 1.
(5) Clem. Alexandr., Strom. lib. I. c. 16 ; lib.
VIII. c. 3.
(6) Orig. ad Gregor. Thaum.
(7) Clem. Alex., Strom. lib. I. c. 5.
(8) Rom. I, 20.
(9) Ibid. II, 14-15.
(10)
Orat. Paneg.
(11) Vit. Moys.
(12) Carm. I. lamb. 3.
(13) Epist. ad Magn.
(14) De doctr. Christ. lib. II, c. 40.
(15) Sap. XIII, I.
(16) Ibid. 5.
(17)
II. Petr. I, 16.
(18) Const. dogm. de Fide cath., cap. 3.
(19) Constit. cit., cap. 4.
(20) Ibid.
(21) Strom. lib. I, c. 20.
(22) Epist. ad Magn.
(23) Bulla Apostolici regiminis.
(24) Epist. CXLIII al. 7 ad Marcellin, n. 7.
(25) Constit. dogm. de Fide cath. cap. 4.
(26) I. Cor. I, 24.
(27) Coloss. II, 3.
(28) Epist. ad Magn.
(29) Loc. cit.
(30) Apologet. § 46.
(31) De Opif. Dei, cap. 21.
(32) Bulla Triumphantis, an. 1558.
(33) In 2am 2ae q. 148, a, 4, in finem.
(34) Cons. V. ad cancell. Univ. Tolos., 1368.
(35) Sermo de S. Thoma.
(36)
Beza-Bucerus.
(37) Sixtus, V, Bulla. cit.
(38) I, Pet. III, 15.
(39) Tit. l, 9.
(40) Reg., 1, n, 3.
(41) Jac., 1, 17.
(42) Ibid., I, 5.